Mémoire
d'un non lieu
Roland
Barthes, né quelque part du côté de la Bucaille, tenait Cherbourg
pour un
non
lieu.
"Non
lieu" comme absence physique de lieu et "non-lieu"
comme en justice, pour
dire
que l'on abandonne.
Quelque
chose comme "Circulez, il n'y a rien à voir".
Rien
à espérer.
Rien
à chercher ; tout le contraire d'une utopie.
Pas
de sujet, pas d'objet, une totale intransitivité et donc
"rien
n'avoir", ni complément, ni compliment.
Pas
d'images, pas d'héritage, pas de souvenirs pour cet homme qui
s'est recentré
à
Bayonne et a tourné le dos à l'endroit même où il
n'a,littéralement, "jamais
mis
les pieds", puisqu'il n'avait que deux mois d'âge quand il en
est parti.
Il
y a là quelque chose de fantastique, au fond. Un vertigineux et
paradoxal fonds
d'absence
qui est à la fois mémoire et mémoire de rien.
Cherbourg
est le degré zéro d'une biographie qui commence par une fracture,
un sol qui
n'est
pas là, un contre-ancrage.
Un
dé-marrage de bateau ivre.
Et
c'est peut-être l'histoire de chacun qui se révèle ici, comme
antidote au mythe des
racines.
L'histoire d'une quête de soi qui ne peut être,comme pour
l'écriture, que fragmentaire.
La
patate de Patricia et Thierryi
me rappelle cette légende (ou cette histoire) d'un vieux barde
breton qui aurait
pu être aussi un vieux moine shintoïste,ou zen, ou quelqu'un qui
aurait rencontré Breton et
salué
Duchamp.
Le
moine-barde avait adopté comme compagnon de route un caillou dans
lequel il donnait des coups de pieds.
A
chaque coup le caillou partait plus ou moins quelque part et le moine
le suivait au hasard des ricochets.
Chaque
étape était une rencontre, un regard, une découverte étrange ou
une banalité qui s'arrachait à la trivialité.
Il
traverse ainsi la Bretagne en zigzag et arrive au bout du monde,
c’est-à-dire au Finistère, là où se
termine
la terre des enracinements et où s'ouvre le grand espace de la mer
d'Iroise et du rêve.
Mais
ç'aurait pu être le cap de la Hague, face aux tourbillons majeurs
du Raz Blanchard et la tête
tournée
en ouest.
Le
caillou lui montrait la route à suivre et lui révélait que la
méthode est le chemin que l'on découvre par à-coups,
après coup. Avec la surprise, parti d'un non lieu, d'être peut-être
arrivé quelque part.
Ceci
est une navigation terrestre, une déambulation le long des trottoirs
de l'imaginaire. Une navigation comme dans un
Quart-livre où l'on se dirige vers l'oracle de la Dive bouteille.
La
vie comme une suite de Haï Ku
ou
d'aphorismes
nés
de la poursuite d'une patate en forme de galet…
Serge
Mauger, 12 novembre 2015
iPatricia
et Thierry sont le couple d'agriculteurs qui ont fourni les patates
nécessaires aux prises de vue à l'origine des cartes postales
exposées ci-dessous.
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