jeudi 12 novembre 2015

Mémoire d'un non lieu



Roland Barthes, né quelque part du côté de la Bucaille, tenait Cherbourg pour un
non lieu.
"Non lieu" comme absence physique de lieu et "non-lieu" comme en justice, pour
dire que l'on abandonne.

Quelque chose comme "Circulez, il n'y a rien à voir".
Rien à espérer.
Rien à chercher ; tout le contraire d'une utopie.

Pas de sujet, pas d'objet, une totale intransitivité et donc
"rien n'avoir", ni complément, ni compliment.

Pas d'images, pas d'héritage, pas de souvenirs pour cet homme qui s'est recentré
à Bayonne et a tourné le dos à l'endroit même où il n'a,littéralement, "jamais
mis les pieds", puisqu'il n'avait que deux mois d'âge quand il en est parti.

Il y a là quelque chose de fantastique, au fond. Un vertigineux et paradoxal fonds
d'absence qui est à la fois mémoire et mémoire de rien.

Cherbourg est le degré zéro d'une biographie qui commence par une fracture, un sol qui
n'est pas là, un contre-ancrage.
Un dé-marrage de bateau ivre.

Et c'est peut-être l'histoire de chacun qui se révèle ici, comme antidote au mythe des
racines. L'histoire d'une quête de soi qui ne peut être,comme pour l'écriture, que fragmentaire.


La patate de Patricia et Thierryi me rappelle cette légende (ou cette histoire) d'un vieux barde breton qui aurait pu être aussi un vieux moine shintoïste,ou zen, ou quelqu'un qui aurait rencontré Breton et
salué Duchamp.
Le moine-barde avait adopté comme compagnon de route un caillou dans lequel il donnait des coups de pieds.
A chaque coup le caillou partait plus ou moins quelque part et le moine le suivait au hasard des ricochets.

Chaque étape était une rencontre, un regard, une découverte étrange ou une banalité qui s'arrachait à la trivialité.
Il traverse ainsi la Bretagne en zigzag et arrive au bout du monde, c’est-à-dire au Finistère, là où se
termine la terre des enracinements et où s'ouvre le grand espace de la mer d'Iroise et du rêve.

Mais ç'aurait pu être le cap de la Hague, face aux tourbillons majeurs du Raz Blanchard et la tête
tournée en ouest.

Le caillou lui montrait la route à suivre et lui révélait que la méthode est le chemin que l'on découvre par à-coups, après coup. Avec la surprise, parti d'un non lieu, d'être peut-être arrivé quelque part.

Ceci est une navigation terrestre, une déambulation le long des trottoirs de l'imaginaire. Une navigation comme dans un Quart-livre où l'on se dirige vers l'oracle de la Dive bouteille.

La vie comme une suite de Haï Ku
ou d'aphorismes
nés de la poursuite d'une patate en forme de galet…


                                                                                                               Serge Mauger, 12 novembre 2015

iPatricia et Thierry sont le couple d'agriculteurs qui ont fourni les patates nécessaires aux prises de vue à l'origine des cartes postales exposées ci-dessous.

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